Numéros à venir et appels de textes
APPEL DE TEXTES
Soumission des textes : 1er juin 2025
Numéro thématique
Les sources de la suspicion. La pratique du terrain à l’épreuve du « secret » en recherche qualitative
Sous la direction de Salomon Essaga Étémé, Université de Ngaoundéré/CERESC-Yaoundé; Patrick Belinga Ondoua, Université de Genève/Geneva Africa Lab; Yves Valéry Obame, Université de Bertoua/CERESC-Yaoundé.
Le terrain de recherche en sciences sociales est marqué par une homogénéité et une simplicité apparente, mais aussi par une profondeur et une opacité, qui imposent au chercheur des approches particulières de la négociation, rendant ainsi pertinente une discussion autour des sources, de la manière d’y accéder et de leur validité scientifique. En tant que « pratique sociale » spécifique, les processus de la collecte des données sur le terrain et de l’écriture scientifique en général s’inscrivent dans des contextes et des relations sociales bien déterminés (de Certeau). L’un des défis de la recherche sur le terrain est, ce faisant, l’« épreuve » (Boltanski et Thevenot, 1991) qui structure les relations de confiance entre le chercheur et les informateurs.
Du point de vue de la réflexivité des pratiques ethnographiques, cette « épreuve » de la confiance a le plus souvent été pensée à partir des contextes conflictuels et de violence politique ayant un caractère « brutaliste » (Mbembé, 2020). Cette posture classique dans la réflexivité des matériaux de terrain, comporte une présupposition schmittienne qui consiste à saisir les relations politiques et sociales à partir de leurs manifestations « extrêmes » dont la résultante est l’éventualité d’une guerre (civile ou extérieure), c’est-à-dire « la possibilité de provoquer la mort physique d’un homme » (Schmitt, 1992, p. 63). Le présent appel à contribution se propose de déplacer l’échelle de la réflexivité sur les matériaux de terrain en cherchant à comprendre l’effet des relations de suspicion et de défiance dans le processus de collecte des données, non plus à partir des « lieux » de la violence brutale et de la « négation oppositionnelle » (Derrida, 1994), mais davantage à partir de terrains hermétiques en vertu des enjeux liés au « secret » administratif, organisationnel, institutionnel ou social. Non moins violents et politiques, ces types de terrain « sensibles » » (Hennequin, 2012) où règne la force du secret, sont caractérisés par des relations sociales aussi banales que diverses. Par exemple, dans les milieux institutionnels, caractérisés par des niches d’opacité, y accéder pour réaliser des enquêtes de terrain n’est pas le plus aisé, obtenir la « bonne » information ou encore publier les résultats de la recherche en dévoilant ou non les sources rend parfois vulnérables le chercheur et l’informateur. Souvent des travaux de recherche intéressants restent emmurés dans les bibliothèques universitaires au risque de représailles. En bref, l’un des défis de la recherche scientifique consiste à faire face à la réalité de la suspicion entendue comme un ensemble complexe de rapports sociaux et de rapports de pouvoir marqués par le soupçon et la défiance. Il est alors important d’organiser un partage d’expériences et des réflexions actualisées autour des difficultés rencontrées dans la négociation du terrain, l’analyse et l’interprétation des données qui en dérivent. Parce que précisément, faire face à des attitudes suspicieuses dans le cadre d’une démarche de recherche porte en soi la nécessaire prise en considération de questionnements pratiques, éthiques et épistémologiques.
Sur le plan pratique, tout d’abord : une fois plongé dans son terrain de recherche, le chercheur n’est pas toujours accueilli sans quelques méfiances. Il développe alors des tactiques et des stratégies qui, loin, de correspondre à des recettes préalablement acquises, s’inventent et se réinventent au fil des progressions mais aussi des digressions de la recherche (Quivy et Campendhoudt, 2011) pour établir et alimenter des relations de confiance avec ses informateurs. Loin des schémas de négociation classique du terrain, il s’agit alors de comprendre comment des mécanismes de contournement spécifiques sont déployés dans des terrains marqués par le secret tout en maintenant la crédibilité des sources de données. Quels sont les facteurs subjectifs et « objectifs », conjoncturels et structurels du déclenchement des attitudes suspicieuses à l’endroit du chercheur ? Quelles sont les différentes stratégies et méthodes déployées par les chercheurs travaillant en contexte africain pour contourner les difficultés d’accès au terrain liées et « convertir » l’ambiance de soupçon et de défiance en une rencontre ethnographique prometteuse ? Pour le dire laconiquement, comment se construit la confiance en contexte « sensible » ?
Sur le plan de l’éthique, ensuite : la question des sources de la suspicion ressort lorsqu’il s’agit de faire le terrain en contexte de vulnérabilité. Au milieu des années 1990, Olivier de Sardan (1995) parlait déjà des regroupements stratégiques et la tentation de l’étau d’« enclicage » du chercheur comme risques sur le terrain. Les terrains de conflits et de guerres ont le plus ce défi, mais aussi, les terrains institutionnels, surtout ceux qui permettent de collecter des données sur un sujet qui intéresse à la fois la société civile et les gouvernements. Dans certains pays d’Afrique au Sud du Sahara, il est courant de voir les portes fermées au chercheur lorsqu’il est suspecté d’avoir des accointances avec des organisations de la société civile qui, par leur activisme, sont souvent considérées comme étant en lutte « contre » l’État. Dans ces contextes, le chercheur est implicitement ou explicitement invité à « adhérer », à « faire partie », à « prendre part », « à se prononcer… ».
En somme, comment faire le terrain dans un milieu où l’on est suspecté d’être un ennemi ? Comment garder une distance « acceptable » face aux souffrances, mais aussi aux sollicitations de prise de position sur le terrain qui peuvent souvent se révéler comme de puissants instruments de « déblocage » de situation de secret d’une partie ou d’une autre ? Comment le chercheur est-il confronté à la problématique de la responsabilité sociale dans la « protection » de ses informateurs lors de la mise en écriture des données de terrain ?
Sur le plan épistémologique, enfin : dans des milieux et environnements de recherche marqués par un ethos autoritaire et le devoir du secret, il n’est pas rare que les informateurs adoptent une attitude de méfiance qui s’exprime généralement à travers les phénomènes de « double discours », de langue de bois et de silence. Dans cette situation particulière, la mise en confiance joue un rôle de « déblocage » qui permet d’accéder à des informations moins évidentes, plus opaques ou cachées et qui, en tant que telle, s’opposent aux données superficielles, évidentes et de tout le monde. Le reflexe général du chercheur est de mettre de côté ou de négliger les attitudes de silence, de langue de bois et de double discours (en les classant comme étant de « fausses » ou « mauvaises » informations), pour ne s’intéresser qu’à ce qui se trouve « derrière » les données « superficielles ». Or, non seulement, une telle posture n’est pas sans danger pour le chercheur en situation de secret et autoritaire, mais elle met de côté toute la richesse ethnographique que permettraient de voir ces données « superficielles » dans la compréhension et l’analyse des sociétés. Surtout, c’est oublier avec Paul Valéry que « ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau » en ce que, commente et explique Gilles Deleuze (1990), « derrière le rideau il n'y a rien à voir, mais il [est] d'autant plus important chaque fois de décrire le rideau, ou le socle, puisqu'il n'existe rien derrière le rideau ou dessous ». Il s’agit alors de réfléchir sur la valeur scientifique et épistémologique de l’absence de matériaux en contexte et milieux « secrets », en tant que cette absence est effectivement une présence dans une autre forme. Autrement dit, comment l’absence d’informations peut-elle constituer une source d’information scientifique à proprement parler ? Comment peut-on objectivement restituer un terrain « secret » à partir de matériaux de terrain de « surface » ?
En plus de contribuer à faire de la suspicion un objet d’étude politique et sociale qui a, jusqu’ici, essentiellement été traitée à travers les sciences littéraires et fictionnelles (Boltanski, 2012), le présent dossier thématique a donc pour objectif de discuter, à partir d’expériences concrètes de chercheurs, des sources de la suspicion, de l’accès à l’exploitation des données dans des terrains marqués par le sceau du « secret ». Il est davantage question de s’appuyer sur des expériences pratiques du chercheur pour discuter de la suspicion et de la crédibilité des sources.
Les personnes intéressées à contribuer à ce numéro thématique sont invitées à acheminer leur texte à la revue Recherches qualitatives avant le 1er juin 2025, à l’adresse Revue.RQ@uqtr.ca, dans un courriel ayant pour objet « Numéro thématique – suspicion ».
Références
Bachelard, G. (1980). La formation de l’esprit scientifique : contribution à une psychologie de la connaissance objective. Vrin.
Becker, H. (2002). Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales. La Découverte.
Bouvesse, R. (1998). Karl Popper : ou le rationalisme critique. Vrin.
Corbière, M. et Larivière, N. (2014). Méthodes qualitatives, quantitatives et mixtes dans la recherche en sciences humaines, sociales et de la santé. Presses de l’Université du Québec.
Ela, J.-M. (2007). Recherche scientifique et crise de rationalité. L’Harmattan.
Grawitz, M. (2001). Méthodes des sciences sociales (11e éd.). Dalloz.
Hennequin, É. (2012). La recherche à l’épreuve des terrains sensibles : approche des sciences sociales. L’Harmattan.
Kuhn, T.S. (1972). La structure des révolutions scientifiques. CNRS.
Malinowski, B. (1963). Les Argonautes du Pacifique occidental, Revue française de sociologie, 4(2), 224.
Mondain, N. et Bologo, É. (2012). La recherche en contexte de vulnérabilité : engagement du chercheur et enjeux éthiques. L’Harmattan.
Olivier de Sardan, J.-P. (1995). Politique de terrain, Enquête, 1, 71-109.
Olivier de Sardan, J.-P. (2008). La rigueur du qualitatif : Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique. L’Harmattan.
Passeron, J.-C. (2006). Le raisonnement sociologique : un espace non poppérien de l'argumentation. Albin Michel.
Quivy, R. et Van Campenhoud, L. (2011). Manuel de recherche en sciences sociales (2e éd.). Dumont
Zay, D. (2001). Pratique réflexive et partenariat : théories et perspectives internationales, Carrefours de l'éducation, 2(12), 2-10. DOI : 10.3917/cdle.012.0002.
APPEL DE TEXTES
Numéro thématique - Volume 44, numéro 1
Soumission des textes : 30 novembre 2024
Le bilan sur l’analyse qualitative informatisée : promesses, usages et périls
Sous la direction de Frédéric Deschenaux, Pierre Paillé et Matthias Pepin
Les logiciels d’analyse qualitative informatisée apparaissent au tournant des années 1990 et sont rapidement adoptés par les chercheurs qualitatifs. Au Québec, particulièrement dans la revue Recherches qualitatives, plusieurs textes sont publiés aux alentours des années 2000 afin de discuter les usages ainsi que les tenants et les aboutissants de l’analyse qualitative à l’aide de ces logiciels (Bourdon, 2000; Savoie-Zajc, 2000; Trudel et Gilbert, 1999; Van der Maren, 1997). Des réflexions complémentaires refont ensuite surface autour des années 2010 (Hamel, 2010; Lejeune, 2010; Wanlin, 2007).
L’attrait pour ces logiciels ne s’est pas démenti avec les années, bien au contraire, au point où cela peut sembler un passage obligé vers une analyse qualitative efficace. En effet, rares sont les articles empiriques qui présentent des analyses qualitatives sans mentionner le recours à l’un ou l’autres des logiciels les plus populaires (NVivo, notamment). Or, l’aura technique de ces logiciels ainsi que leur caractère systématique a pu s’accompagner, à l’époque de leur lancement, de l’illusion que l’ordinateur était en mesure de prendre en charge le travail d’analyse réalisé de manière fastidieuse à la main (Wanlin, 2007). Cependant, un tel travail informatisé nécessite parfois des opérations plus quantitatives que qualitatives, par exemple pour faire ressortir les thèmes récurrents ou un nuage de mots. Et que penser des effets, du rôle ou des incidences de l’intelligence artificielle générative en matière d’analyse qualitative (Christou, 2023; Hamilton et al., 2023; Morgan, 2023) ?
De fait, l’informatisation de l’analyse qualitative a culminé dans des avancées techniques qui ont eu pour conséquence que plusieurs logiciels se sont dotés de fonctions de quantification. Dans la foulée des possibilités techniques permises par les logiciels, on voit d’ailleurs se développer de nouvelles approches, dont l’analyse qualitative comparée (Depeyre et Vergne, 2019; Rihoux, Marx et Álamos-Concha, 2014), la méthode fuzzy set qualitative comparative analysis (fsQCA) (Brion, 2018) ou la Necessary condition analysis (NCA) (Dul, 2016) qui introduisent dans le champ de la recherche qualitative un langage et des présupposés épistémologiques propres à la recherche quantitative.
Sans refuser les avancées technologiques offertes par les logiciels d’analyse qualitative, ce numéro souhaite brosser un portrait de leur utilisation (Paillé, 2011). Ainsi, les contributions attendues pourraient faire état des usages des logiciels d’analyse qualitative, de manière à recueillir différents points de vue sur les avantages, les enjeux, les pièges, les contextes d’utilisation, les types d’usage, etc. Comment sont utilisés ces logiciels ? Sont-ils incontournables ? Est-ce qu’une analyse qualitative « papier-crayon » peut encore exister ? Y a-t-il des contextes particulièrement propices ou des manières optimales d’utiliser les fonctions qualitatives des logiciels d’analyse ou y a-t-il de bonnes raisons de s’en passer ? Que penser des nouvelles approches d’analyse « qualitative » (QCA, fsQCA, NCA et autres) qui ont émergé dans les dernières années ? Ce ne sont que quelques-unes des questions qui pourraient trouver des réponses dans les contributions attendues.
De manière à tenir un débat renouvelé sur leur utilisation, nous invitons les contributeurs et contributrices à adopter un point de vue actuel et critique, non pas en dénonçant sans autre procès leur recours, mais en portant sur eux un regard réflexif et en ramenant en avant-plan les opérations qualitatives d’analyse. Nous souhaitons également que les contributions émanent de chercheurs.es effectuant des recherches qualitatives et non des recherches dites mixtes, là encore non pas pour évacuer l’utilisation des logiciels dans un contexte de recherche mixte, mais précisément parce que c’est souvent dans ce contexte que sont mises à contribution les fonctions quantitatives des logiciels, sujet que nous laissons aux soins d’autres revues de méthodologie de la recherche. En somme, nous appelons des récits d’analystes qualitatifs qui ont pu se mesurer à l’intelligence artificielle ou aux logiciels d’analyse qualitative en les mettant à profit ou en y résistant… tout en demeurant des analystes qualitatifs.
Les personnes intéressées à contribuer à ce numéro thématique sont invitées à acheminer leur texte à la revue Recherches qualitatives avant le 30 novembre 2024, à l’adresse Revue.RQ@uqtr.ca, dans un courriel ayant pour objet « Numéro thématique – analyse informatisée ».
Références
Bourdon, S. (2000). L’analyse qualitative informatisée : logique des puces et quête de sens. Recherches Qualitatives, 21, 21-44.
Brion, S. (2018). Quantifier des données qualitatives pour identifier des causalités complexes: Présentation de la méthode Fuzzy-set Qualitative Comparative Analysis (FsQCA), 26 mars 2018 - Séminaire Méthodologique Cret-Log, Universié Aix-Marseilles. https://halshs.archives-ouvertes.fr/cel-01756461/document
Christou, P. A. (2023). Ηow to Use Artificial Intelligence (AI) as a resource, methodological and analysis tool in qualitative research?, The Qualitative Report, 28(7), 1968-1980.
Depeyre, C. et Vergne, J. P. (2019). L’analyse qualitative comparative ou la méthode QCA. Dans L. Garreau et P. Romelaer (dir.), Méthodes de recherche qualitatives innovantes (chap.12, p. 1-22). Economica.
Deschenaux, F., Bourdon, S. et Baribeau, C. (2005). Introduction à l'analyse qualitative informatisée à l'aide du logiciel QSR NVivo 2.0. Les Cahiers pédagogique, Association pour la recherche qualitative.
Dul, J. (2016). Necessary condition analysis (NCA) logic and methodology of “necessary but not sufficient” causality. Organizational Research Methods, 19(1), 10-52.
Hamel, J. (2010). L’objet d’analyse comme pivot de l’analyse qualitative assistée par ordinateur. Recherches qualitatives, Hors-série(9), 170-180.
Hamilton, L., Elliott, D., Quick, A., Smith, S. et Choplin, V. (2023). Exploring the use of AI in qualitative analysis: A comparative study of guaranteed income data. International Journal of Qualitative Methods, 22(8). DOI: 10.1177/16094069231201504
Lejeune, C. (2010). Montrer, calculer, explorer, analyser. Ce que l'informatique fait (faire) à l'analyse qualitative. Recherches qualitatives, Hors-série(9), 15-32.
Morgan, D. L. (2023). Exploring the use of artificial intelligence for qualitative data analysis: The case of ChatGPT. International Journal of Qualitative Methods, 22(8), DOI: 16094069231211248.
Paillé, P. (2011). Les conditions de l’analyse qualitative. Réflexions autour de l’utilisation des logiciels. SociologieS. https://doi.org/10.4000/sociologies.3557
Rihoux, B., Marx, A. et Álamos-Concha, P. (2014). 25 années de QCA (Qualitative Comparative Analysis): quel chemin parcouru ?, Revue internationale de politique comparée, 21(2), 61-79.
Sabourin, P. (2009). L’analyse de contenu. Recherche sociale: de la problématique à la collecte des données. Presses de l’Université du Québec.
Savoie-Zajc, L. (2000). L’analyse de données qualitatives : pratiques traditionnelles et assistées par le logiciel NUD•IST. Recherches Qualitatives, 21, 99-123.
Trudel, P. et Gilbert, W. (1999). Compléter la formation des chercheurs avec le logiciel NUD•IST. Recherches Qualitatives, 20, 87-111.
Van der Maren, J.-M. (1997). Comparaison de l’efficacité de logiciels Mac/Os spécialisés et commerciaux dans l’analyse des données qualitatives. Recherches Qualitatives, 16, 59-91.
Wanlin, P. (2007). L’analyse de contenu comme méthode d’analyse qualitative d’entretiens : une comparaison entre les traitements manuels et l’utilisation de logiciels. Recherches qualitatives, 3(3), 243-272.
APPEL DE TEXTES
Soumission des intentions : 15 mars 2024
Soumission des textes : 1er septembre 2024
Inégalités sociales et santé mentale : apports, défis et contraintes de la recherche qualitative
Responsables envisagées du numéro : Audrey Lachance, Patricia Dionne, Anne-Marie Tougas et Audrey Dupuis
Ce numéro thématique porte sur la contribution de la recherche qualitative pour penser et agir sur la santé mentale des personnes, des groupes et des communautés en situation d’inégalités. Il vise à mettre de l’avant des réflexions épistémologiques, ontologiques, méthodologiques et éthiques entourant ces enjeux. La mise en commun d’expertises et de domaines disciplinaires variés (p. ex. sociologie, psychologie, éducation, travail social, sciences de la santé) peut permettre d’entrevoir le rôle de la recherche qualitative, tant sous l’angle de ses apports que de ses défis et contraintes. Cette mise en commun peut faciliter la mise au jour des expériences de santé mentale et d’inégalités, ainsi que soutenir la création de structures sociales plus justes et inclusives au croisement de ces phénomènes (Bhugra et al., 2022).
Mise en contexte
Au Canada comme ailleurs dans le monde, l’état de santé mentale des personnes, des groupes et des communautés est préoccupant. Ces trois dernières années, la pandémie de la COVID-19 a lourdement aggravé ce portrait (Généreux et al., 2021) et a suscité une prise de conscience collective quant à l’importance de la santé mentale et des inégalités qui subsistent à cet égard dans la société. Certains groupes, en raison de leurs caractéristiques, de leurs conditions de vie ou de difficultés d’accès aux soins (p. ex. genre, statut socioéconomique, handicap, origine ethnique, territoire) se trouvent désavantagés sur différents indicateurs de bien-être et de santé, incluant la santé mentale (Alegría et al., 2018; Giguère et Hanfield, 2021). Leur désavantage se traduit par des phénomènes de marginalisation et de stigmatisation qui menacent leur pleine participation à la société (Gaborean et al., 2018). Si certaines conditions accroissent les risques des personnes de vivre de la précarité (p. ex. absence de diplomation, situation d’emploi instable, chômage), la précarité et la pauvreté augmentent également le risque de développer comme d’aggraver les problématiques de santé mentale (Compton et Shim, 2015).
La recherche qualitative est utilisée pour développer une compréhension en profondeur de phénomènes sociaux complexes et difficiles à appréhender, tels que la manière dont les personnes comprennent la maladie mentale et agissent pour transformer les soins qui leur sont offerts (Goulet, 2018). La recherche qualitative peut également permettre de théoriser des concepts clés, comme le rétablissement (Le Cardinal et al., 2013), la participation sociale des personnes vivant avec un problème de santé mentale (Ruelland, 2018) et la reconnaissance de la valeur de leurs savoirs (Godrie, 2021). La recherche qualitative a aussi été utilisée pour mettre au jour les limites dans la structure et l’offre de services de soutien en santé mentale (Tougas et al., 2022). Plusieurs travaux appuient l’importance de faire des liens sur le plan scientifique entre les sources structurelles d’inégalités sociales et la santé mentale (Gaborean et al., 2018). En résumé, la recherche qualitative peut mettre en lumière la manière dont les inégalités et la santé mentale s’expriment à travers divers contextes sociaux, et permet de valoriser le caractère idiosyncrasique de l’expérience pour générer une compréhension approfondie de leurs différentes facettes.
Dans le cadre de ce numéro thématique, nous cherchons à mettre en lumière les apports ainsi que les défis et contraintes de la recherche qualitative pour approfondir notre compréhension collective des rapports entre inégalités sociales et santé mentale, ainsi que son rôle pour agir de manière critique en faveur de la santé mentale. Ainsi, seront valorisés les travaux s’intéressant aux enjeux de pouvoir en lien avec les inégalités et la santé mentale, favorisant des espaces de reconnaissance et la contribution à la société des personnes touchées, ou décrivant l’expérience de manière riche et détaillée. Cet appel de texte s’inscrit en continuité avec des réflexions tenues lors du colloque de l’ARQ à l’ACFAS qui s’intitulait « La recherche qualitative pour penser et agir sur le croisement entre les inégalités sociales et la santé mentale », ce numéro vise à prolonger la réflexion sur ce thème.
Ce numéro thématique souhaite mettre en valeur des travaux s’inscrivant dans l’un des trois axes suivants :
1) Apports, défis et contraintes de la recherche qualitative pour mettre au jour les expériences d’inégalités et de santé mentale
Si le fait de vivre avec une problématique de santé mentale signifie d’éprouver des symptômes, tel que traditionnellement appréhendé par le modèle médical, il signifie également de composer avec des défis sociaux s’articulant notamment dans le croisement entre les inégalités sociales et de la santé mentale. La recherche qualitative permet de caractériser la santé mentale à partir du vécu des personnes qui font l’expérience de ces enjeux. Ces connaissances sont cruciales, car les inégalités et la santé mentale représentent des enjeux largement invisibles, hautement stigmatisés, hétérogènes et dont les implications sont importantes pour les personnes, les groupes et les collectivités. Par ailleurs, les tabous associés à la santé mentale pour certains groupes ou l’aspect hiérarchique des structures de soins qui rendent difficile l’accès aux populations visées peuvent complexifier le travail de recherche qualitative, voire l’entraver. Dans cet axe, les textes proposés peuvent notamment permettre de répondre aux questions suivantes : Comment prendre en compte, en mobilisant des méthodes de recherche qualitative, le vécu des personnes, des groupes et des communautés qui expérimentent des situations où se croisent inégalités et santé mentale? Comment les méthodes de recherche mises en œuvre peuvent-elles favoriser la considération de la complexité de ces expériences et l’action pour transformer celles-ci? Quels enjeux épistémologiques, méthodologiques et éthiques soulève la recherche auprès de ces populations, et comment composer avec ceux-ci dans le cadre d’une recherche qualitative? Quels apports, défis et contraintes se présentent dans la collaboration entre les personnes chercheuses et les personnes actrices du milieu pour mettre au jour des expériences où se croisent inégalités sociales et santé mentale?
2) Apports, défis et contraintes de la recherche qualitative pour explorer et expliquer des processus complexes qui concourent aux inégalités et à la santé mentale
La recherche qualitative peut mettre en lumière, décrire et théoriser des processus, concepts et phénomènes clés du secteur de la santé mentale sous divers angles, par la voie de différents types de données, d’approches, de méthodes et de perspectives théoriques. La recherche qualitative peut également contribuer sur le plan nomothétique au développement de théories, à la compréhension de concepts et à l’exploration de l’articulation de processus complexes associés à la santé mentale et aux inégalités, de même qu’à la justice sociale. Sous cet axe, il s’agit de discuter sur le plan théorique et à l’aide de données empiriques les liens entre les concepts permettant d’appréhender la complexité des interactions entre les inégalités sociales et la santé mentale. Une réflexion critique sur la portée et les fondements théoriques des concepts utilisés pourra également être déployée. Les questions suivantes pourraient être abordées : Comment articuler conceptuellement les liens entre inégalités sociales et santé mentale dans la mise en œuvre sur le plan méthodologique d’une recherche qualitative? Comment la recherche qualitative peut-elle permettre de reconnaitre l’expérience de différents groupes sociaux et culturels dans la conception de ces liens? Comment les situations historique et culturelle actuelles, ainsi que nos appartenances disciplinaires, peuvent-elles influencer la manière dont ces liens sont envisagés dans la recherche? Comment la recherche qualitative peut-elle permettre d’appréhender ces liens avec une posture critique au regard des conceptions déficitaires des personnes, groupes ou communautés aux prises avec des difficultés liées à la santé mentale ou vivant des inégalités sociales?
3) Apports, défis et contraintes de la recherche qualitative pour aider les personnes, les groupes et les communautés à agir de manière critique pour contrer les inégalités sociales et favoriser la santé mentale
La recherche qualitative peut contribuer au développement et à l’évaluation des programmes et pratiques soutenant la santé mentale dans une perspective de justice sociale, ainsi qu’à la pose d’un regard critique sur les politiques qui les orientent. De même, la recherche qualitative peut permettre aux groupes d’articuler leur expérience et de soutenir leurs efforts de plaidoirie et de défense de leurs droits (en anglais, advocacy) en vue d’influencer les pratiques et politiques sociales qui les concernent. Plus spécialement, la recherche qualitative peut se structurer autour de recherches à visées transformatrices ou émancipatrices qui visent à 1) stimuler des actions et collaborations en faveur de la santé mentale et 2) à comprendre comment s’orchestrent ces transformations, en considérant ou non les enjeux d’inégalités sociales. Cet axe s’intéresse plus particulièrement aux réflexions entourant ces questions : Quelles conditions réunir en recherche qualitative pour soutenir et documenter l’agir en faveur de la santé mentale? Comment négocier les rapports de pouvoir entre les différentes personnes actrices (usagères, décideuses, chercheuses) impliquées dans la recherche? Quelles sont les contraintes dans la mise en œuvre de recherches à visée transformatrice ou émancipatrice avec les personnes, groupes ou communautés visés? Quel rôle social et scientifique peut jouer la recherche qualitative dans la prévention et la promotion de la santé mentale dans des contextes d’inégalités? Comment améliorer les services et les politiques à partir d’une lecture sensible des contextes locaux et des perspectives des personnes, groupes et communautés? Comment les récits personnels peuvent-ils trouver résonance auprès des personnes décideuses et les mobiliser vers des actions répondant aux besoins exprimés? Comment entrevoir les contributions des différentes personnes actrices dans une démarche de recherche tournée vers l’action en réponse à leurs enjeux de santé mentale et d’inégalités?
Les personnes autrices intéressées à contribuer à ce numéro thématique sont invitées à acheminer leur intention à la revue Recherches qualitatives avant le 15 mars 2024, à l’adresse Revue.RQ@uqtr.ca, dans un courriel ayant pour objet « Numéro thématique – inégalités sociales et santé mentale ». L’intention doit inclure le titre provisoire de l’article, le thème traité, l’objectif, l’axe dans lequel il s’inscrit, ainsi que le résumé du contenu envisagé (environ 300 mots).
Une réponse sera donnée aux personnes autrices au plus tard le 12 avril 2024. Les textes seront attendus pour le 1er septembre 2024.
Références
Alegría, M., NeMoyer, A., Falgàs Bagué, I., Wang, Y. et Alvarez, K (2018). Social determinants of mental health: Where we are and where we need to go. Current Psychiatry Reports, 20(11), 1–13. https://doi.org/10.1007/s11920-018-0969-9
Bhugra, D., Tribe, R. et Poulter, D. (2022). Social justice, health equity, and mental health. South African Journal of Psychology, 52(1), 3–10. https://doi.org/10.1177/00812463211070921
Gaborean, F., Negura, L. et Moreau, N. (2018). Les enjeux intersectionnels de la demande de services de santé mentale au Canada : la situation des jeunes femmes dépressives francophones. Revue canadienne de service social, 35(1), 27–44. https://doi.org/10.7202/1051101ar
Généreux, M., Dallaire, J.-S., Haichin, K. et Leflej, N. (2021, Dévoilement des premiers résultats de l'Enquête sur la santé psychologique des 12-25 ans. Webinaire « Santé mentale en Estrie ». Université de Sherbrooke.
Giguère, N. et Handfield, S. (2021). Faire la preuve des choses invisibles : les impacts du processus d’accès au programme de solidarité sociale sur les personnes souffrant de problèmes de santé mentale. Nouvelles pratiques sociales, 32(1), 195–217. https://doi.org/10.7202/1080876ar
Godrie, B. (2021). Intégration des usagers et usagères et extractivisme des savoirs expérientiels : une critique ancrée dans le modèle écologique des savoirs dans le champ de la santé mentale. Participations, 30(2), 249–249. https://doi.org/10.3917/parti.030.0249
Goulet, M.-H. (2018). L’approche participative et l’étude de cas : le cas du retour post-isolement en santé mentale. Recherches qualitatives, 38(2), 93–116. https://doi.org/10.7202/1064932ar
Le Cardinal, P., Roelandt, J.-L., Rafael, F., Vasseur-Bacle, S., François, G. et Marsili, M. (2013). Pratiques orientées vers le rétablissement et pair-aidance : historique, études et perspectives. L'information psychiatrique, 89(5), 365–365. https://doi.org/10.3917/inpsy.8905.0365
Ruelland, I. (2018). Ethnographie de l’organisation citoyenne d’un réseau de santé mentale au Brésil. Dans I. Fortier, S. Hamisultane, I. Ruelland, J. Rhéaume et S. Beghdadi (dir.). Clinique en sciences sociales : sens et pratiques alternatives (p. 117–128). Presses de l'Université du Québec.
Tougas, A.-M., Cotton, J. C. et Paré-Beauchemin, R. (2022). Promesses et défis de mise en œuvre de la méthode photovoix auprès de jeunes vulnérables. Recherches qualitatives, 41(1), 133–155. https://doi.org/10.7202/1088798ar
À VENIR
Édition régulière
Numéro hors thème : Volume 44, numéro 2, Automne 2025
Numéro régulier :
Collection Hors-Série "Les Actes"
Numéro :