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APPEL DE TEXTES
Soumission des textes : 1er juin 2025
Numéro thématique
Les sources de la suspicion. La pratique du terrain à l’épreuve du « secret » en recherche qualitative
Sous la direction de Salomon Essaga Étémé, Université de Ngaoundéré/CERESC-Yaoundé; Patrick Belinga Ondoua, Université de Genève/Geneva Africa Lab; Yves Valéry Obame, Université de Bertoua/CERESC-Yaoundé.
Le terrain de recherche en sciences sociales est marqué par une homogénéité et une simplicité apparente, mais aussi par une profondeur et une opacité, qui imposent au chercheur des approches particulières de la négociation, rendant ainsi pertinente une discussion autour des sources, de la manière d’y accéder et de leur validité scientifique. En tant que « pratique sociale » spécifique, les processus de la collecte des données sur le terrain et de l’écriture scientifique en général s’inscrivent dans des contextes et des relations sociales bien déterminés (de Certeau). L’un des défis de la recherche sur le terrain est, ce faisant, l’« épreuve » (Boltanski et Thevenot, 1991) qui structure les relations de confiance entre le chercheur et les informateurs.
Du point de vue de la réflexivité des pratiques ethnographiques, cette « épreuve » de la confiance a le plus souvent été pensée à partir des contextes conflictuels et de violence politique ayant un caractère « brutaliste » (Mbembé, 2020). Cette posture classique dans la réflexivité des matériaux de terrain, comporte une présupposition schmittienne qui consiste à saisir les relations politiques et sociales à partir de leurs manifestations « extrêmes » dont la résultante est l’éventualité d’une guerre (civile ou extérieure), c’est-à-dire « la possibilité de provoquer la mort physique d’un homme » (Schmitt, 1992, p. 63). Le présent appel à contribution se propose de déplacer l’échelle de la réflexivité sur les matériaux de terrain en cherchant à comprendre l’effet des relations de suspicion et de défiance dans le processus de collecte des données, non plus à partir des « lieux » de la violence brutale et de la « négation oppositionnelle » (Derrida, 1994), mais davantage à partir de terrains hermétiques en vertu des enjeux liés au « secret » administratif, organisationnel, institutionnel ou social. Non moins violents et politiques, ces types de terrain « sensibles » » (Hennequin, 2012) où règne la force du secret, sont caractérisés par des relations sociales aussi banales que diverses. Par exemple, dans les milieux institutionnels, caractérisés par des niches d’opacité, y accéder pour réaliser des enquêtes de terrain n’est pas le plus aisé, obtenir la « bonne » information ou encore publier les résultats de la recherche en dévoilant ou non les sources rend parfois vulnérables le chercheur et l’informateur. Souvent des travaux de recherche intéressants restent emmurés dans les bibliothèques universitaires au risque de représailles. En bref, l’un des défis de la recherche scientifique consiste à faire face à la réalité de la suspicion entendue comme un ensemble complexe de rapports sociaux et de rapports de pouvoir marqués par le soupçon et la défiance. Il est alors important d’organiser un partage d’expériences et des réflexions actualisées autour des difficultés rencontrées dans la négociation du terrain, l’analyse et l’interprétation des données qui en dérivent. Parce que précisément, faire face à des attitudes suspicieuses dans le cadre d’une démarche de recherche porte en soi la nécessaire prise en considération de questionnements pratiques, éthiques et épistémologiques.
Sur le plan pratique, tout d’abord : une fois plongé dans son terrain de recherche, le chercheur n’est pas toujours accueilli sans quelques méfiances. Il développe alors des tactiques et des stratégies qui, loin, de correspondre à des recettes préalablement acquises, s’inventent et se réinventent au fil des progressions mais aussi des digressions de la recherche (Quivy et Campendhoudt, 2011) pour établir et alimenter des relations de confiance avec ses informateurs. Loin des schémas de négociation classique du terrain, il s’agit alors de comprendre comment des mécanismes de contournement spécifiques sont déployés dans des terrains marqués par le secret tout en maintenant la crédibilité des sources de données. Quels sont les facteurs subjectifs et « objectifs », conjoncturels et structurels du déclenchement des attitudes suspicieuses à l’endroit du chercheur ? Quelles sont les différentes stratégies et méthodes déployées par les chercheurs travaillant en contexte africain pour contourner les difficultés d’accès au terrain liées et « convertir » l’ambiance de soupçon et de défiance en une rencontre ethnographique prometteuse ? Pour le dire laconiquement, comment se construit la confiance en contexte « sensible » ?
Sur le plan de l’éthique, ensuite : la question des sources de la suspicion ressort lorsqu’il s’agit de faire le terrain en contexte de vulnérabilité. Au milieu des années 1990, Olivier de Sardan (1995) parlait déjà des regroupements stratégiques et la tentation de l’étau d’« enclicage » du chercheur comme risques sur le terrain. Les terrains de conflits et de guerres ont le plus ce défi, mais aussi, les terrains institutionnels, surtout ceux qui permettent de collecter des données sur un sujet qui intéresse à la fois la société civile et les gouvernements. Dans certains pays d’Afrique au Sud du Sahara, il est courant de voir les portes fermées au chercheur lorsqu’il est suspecté d’avoir des accointances avec des organisations de la société civile qui, par leur activisme, sont souvent considérées comme étant en lutte « contre » l’État. Dans ces contextes, le chercheur est implicitement ou explicitement invité à « adhérer », à « faire partie », à « prendre part », « à se prononcer… ».
En somme, comment faire le terrain dans un milieu où l’on est suspecté d’être un ennemi ? Comment garder une distance « acceptable » face aux souffrances, mais aussi aux sollicitations de prise de position sur le terrain qui peuvent souvent se révéler comme de puissants instruments de « déblocage » de situation de secret d’une partie ou d’une autre ? Comment le chercheur est-il confronté à la problématique de la responsabilité sociale dans la « protection » de ses informateurs lors de la mise en écriture des données de terrain ?
Sur le plan épistémologique, enfin : dans des milieux et environnements de recherche marqués par un ethos autoritaire et le devoir du secret, il n’est pas rare que les informateurs adoptent une attitude de méfiance qui s’exprime généralement à travers les phénomènes de « double discours », de langue de bois et de silence. Dans cette situation particulière, la mise en confiance joue un rôle de « déblocage » qui permet d’accéder à des informations moins évidentes, plus opaques ou cachées et qui, en tant que telle, s’opposent aux données superficielles, évidentes et de tout le monde. Le reflexe général du chercheur est de mettre de côté ou de négliger les attitudes de silence, de langue de bois et de double discours (en les classant comme étant de « fausses » ou « mauvaises » informations), pour ne s’intéresser qu’à ce qui se trouve « derrière » les données « superficielles ». Or, non seulement, une telle posture n’est pas sans danger pour le chercheur en situation de secret et autoritaire, mais elle met de côté toute la richesse ethnographique que permettraient de voir ces données « superficielles » dans la compréhension et l’analyse des sociétés. Surtout, c’est oublier avec Paul Valéry que « ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau » en ce que, commente et explique Gilles Deleuze (1990), « derrière le rideau il n'y a rien à voir, mais il [est] d'autant plus important chaque fois de décrire le rideau, ou le socle, puisqu'il n'existe rien derrière le rideau ou dessous ». Il s’agit alors de réfléchir sur la valeur scientifique et épistémologique de l’absence de matériaux en contexte et milieux « secrets », en tant que cette absence est effectivement une présence dans une autre forme. Autrement dit, comment l’absence d’informations peut-elle constituer une source d’information scientifique à proprement parler ? Comment peut-on objectivement restituer un terrain « secret » à partir de matériaux de terrain de « surface » ?
En plus de contribuer à faire de la suspicion un objet d’étude politique et sociale qui a, jusqu’ici, essentiellement été traitée à travers les sciences littéraires et fictionnelles (Boltanski, 2012), le présent dossier thématique a donc pour objectif de discuter, à partir d’expériences concrètes de chercheurs, des sources de la suspicion, de l’accès à l’exploitation des données dans des terrains marqués par le sceau du « secret ». Il est davantage question de s’appuyer sur des expériences pratiques du chercheur pour discuter de la suspicion et de la crédibilité des sources.
Les personnes intéressées à contribuer à ce numéro thématique sont invitées à acheminer leur texte à la revue Recherches qualitatives avant le 1er juin 2025, à l’adresse Revue.RQ@uqtr.ca, dans un courriel ayant pour objet « Numéro thématique – suspicion ».
Références
Bachelard, G. (1980). La formation de l’esprit scientifique : contribution à une psychologie de la connaissance objective. Vrin.
Becker, H. (2002). Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales. La Découverte.
Bouvesse, R. (1998). Karl Popper : ou le rationalisme critique. Vrin.
Corbière, M. et Larivière, N. (2014). Méthodes qualitatives, quantitatives et mixtes dans la recherche en sciences humaines, sociales et de la santé. Presses de l’Université du Québec.
Ela, J.-M. (2007). Recherche scientifique et crise de rationalité. L’Harmattan.
Grawitz, M. (2001). Méthodes des sciences sociales (11e éd.). Dalloz.
Hennequin, É. (2012). La recherche à l’épreuve des terrains sensibles : approche des sciences sociales. L’Harmattan.
Kuhn, T.S. (1972). La structure des révolutions scientifiques. CNRS.
Malinowski, B. (1963). Les Argonautes du Pacifique occidental, Revue française de sociologie, 4(2), 224.
Mondain, N. et Bologo, É. (2012). La recherche en contexte de vulnérabilité : engagement du chercheur et enjeux éthiques. L’Harmattan.
Olivier de Sardan, J.-P. (1995). Politique de terrain, Enquête, 1, 71-109.
Olivier de Sardan, J.-P. (2008). La rigueur du qualitatif : Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique. L’Harmattan.
Passeron, J.-C. (2006). Le raisonnement sociologique : un espace non poppérien de l'argumentation. Albin Michel.
Quivy, R. et Van Campenhoud, L. (2011). Manuel de recherche en sciences sociales (2e éd.). Dumont
Zay, D. (2001). Pratique réflexive et partenariat : théories et perspectives internationales, Carrefours de l'éducation, 2(12), 2-10. DOI : 10.3917/cdle.012.0002.
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